08/08/2024 0 Commentaires
La solidarité basse de Babel et la haute fraternité
La solidarité basse de Babel et la haute fraternité
# Prédications
La solidarité basse de Babel et la haute fraternité
Prédication du dimanche 9 octobre 2022
Lecture biblique : Genèse 10,31 - 11,8
Introduction
À la fin du récit du déluge, les descendants de Noé ont peuplé la terre, « répartis d’après leurs clans et leurs langues, dans leurs pays et dans leurs peuples ». Comme souvent dans la Bible, en quelques versets, nous assistons alors à une reprise, une relecture de l’histoire : d’un coup de plume, tous les humains se retrouvent au même endroit et parlent la même langue, pour bâtir une tour afin de se faire un nom. Le récit de la tour de Babel reprend les fondamentaux de la vie en société : C’est comme si la puissance de leur solidarité monte à la tête des humains, qui cherchent alors à monter au ciel. Dieu doit intervenir pour s’opposer à leur projet de solidarité : « Le Seigneur les dispersa de là sur l’ensemble de la terre, et ils durent abandonner la construction de la ville. »
Avec le récit de la tour de Babel apparaît une différence au sein des nations qui sépare l’idée d’un peuple de fraternité de la notion de solidarité au sein des autres nations. Dans la suite, cette différence sera désignée par la division biblique de l’humanité en GoYiM, « les peuples », d’une part, et, d’autre part, d'une nation appelée YiSRael, « peuple unique ». Pour rester dans la logique de la Bible, il n’est pas utile d’identifier immédiatement cette division à la distinction entre juifs et non-juifs : elle montre d’abord deux types de société, deux formes possibles de solidarité.
Cette différence entre deux types de société, bibliquement, s’appuie sur deux approches de la relation entre les individus et Dieu. D’abord, l’Alliance de Noé établit pour tous les peuples, les GoYiM, un ensemble de sept lois qui constitue une forme essentielle de la solidarité humaine et que l’on retrouve, peu ou prou, dans le Code civil. Ce sont : l’interdit de tuer, de l’inceste, du vol, de manger du membre d’un animal encore vivant, l’obligation de la justice, de respecter ceux qui se réclament de Dieu et l’interdit de l’idolâtrie.
Avec l’alliance du Sinaï, cette première approche de la relation entre les individus sera ensuite élargie à une nouvelle dimension qui intègre le service de Dieu : YiSRael, « peuple unique », est tenu d’obéir à 613 commandements et pas seulement à 7. C’est en ce sens que YiSRael est considéré comme une « nation sainte » : elle est la partie au sein de laquelle Dieu appelle l’humain à son service. La distinction biblique entre, d’un côté, le projet de société incarné par un peuple de fraternité et, de l’autre, la solidarité qui va prendre différents visages au sein des autres nations, trouve son fondement dans différentes réalisations de la relation à Dieu.
C’est d’une telle réalisation de la relation à Dieu que le récit de Babel parle. Le projet de société de Babel est l’expression d’une forme de solidarité humaine qui détruit la relation à Dieu. Elle n’entreprend rien de moins que de remplacer l’altérité fondamentale entre Dieu et l’humain. La tour de Babel doit faire monter l’humain à la place de Dieu, grâce à la solidarité humaine.
Dieu crache dans la soupe de la solidarité humaine, il vient brouiller le sens de la solidarité ! Que l’humanité s’unisse et s’organise pour s’atteler à un projet de société ambitieux, s’appuyant sur le génie humain, la technologie, la répartition des tâches pour optimiser le travail ; que la croissance et le développement de l’individu perpétuent l’amélioration de la société et la survie du groupe grâce aux facultés et aux aptitudes que l’humain développe pour viser la réussite, tout cela n’a pas de valeur en soi aux yeux de Dieu.
Tout au contraire, le récit présente l’exploit de la solidarité comme la simple satisfaction des besoins naturels de l’homme, qui répond au fond à son instinct de conservation de l’espèce et de survie. Quand bien même l’individu partage ses tâches et s’associe aux autres individus pour former société, c’est d’abord l’instinct de survie qui l’y pousse. La forme de société qui en découle est d’abord une société de besoins et d’utilité dans laquelle chaque individu s’allie aux autres parce que le vivre-ensemble lui sert et dans la mesure qu’elle lui est nécessaire à sa conservation. Il vit par les autres, grâce à eux, mais n’apprend pas à vivre avec les autres.
À Babel, même si toute la terre parlait la même langue, il s’agit d’une langue technicienne. La langue de Babel est une langue de calcul, sans tendresse et sans poésie.
Les briques qui l’on fabrique ensemble deviennent alors le symbole d’une société organisée autour de la seule efficacité. À la différence des pierres qui ont chacune une forme singulière, les briques sont toutes identiques.
La clé de lecture du récit est cette accroche qui formule parfaitement le projet de solidarité de Babel : « Nous rendrons notre nom célèbre, et nous éviterons d’être dispersés sur toute la surface de la terre. » Se faire un nom, c’est croire qu’on existe par ses constructions, que l’on puisse vivre de la seule solidarité humaine.
Ainsi est construite la tour de Babel, symbole de la solidarité comprise comme simple satisfaction des besoins naturels de l’humain, une solidarité qui permet à l’individu de répondre à son instinct de conservation de l’espèce et de survie. Au symbole de la haute tour, le récit attache en quelque sorte une solidarité basse, bassement utile : elle sert à se faire un nom, à éviter d’être dispersés, à construire un statut.
La haute tour que produit la solidarité basse implique une forme d’égalité de tous devant la tâche. Chacune et chacun, à sa place, doit servir le collectif ! Tous pour le peuple, le peuple pour tous…
Ce genre de slogans fait résonner d’autres projets humains dont la mémoire ne passe pas. Il est un type d’égalitarisme qui détruit l’individu en l’absorbant totalement dans son statut de bon élément de la société.
L’histoire des États nationaux, depuis le 19e siècle, a bien connu des sociétés solidaires — du moins solidaires avec ceux qu’on reconnaissait comme faisant partie de la bonne société. À l’exclusion de tous ceux qui ne rentraient pas dans le moule, les systèmes monarchiques, fascistes et communistes étaient parfaitement solidaires, et ils continuent, par d’aucuns, à être loués pour leurs bienfaits de solidarité, soumis à quelques minces conditions.
À condition que tout le monde parle la même langue, et suive le même chef, la solidarité réussit à inclure l’individu dans une société puissante, efficace, fonctionnelle, où toutes les vies sont tellement à égalité qu’elles sont identiques, où la singularité n’est utile si elle peut être copiée et vendue au plus grand nombre.
Le projet solidaire de ces sociétés ressemble comme deux gouttes d’eau à celui de Babel : « Nous rendrons notre nom célèbre, et nous éviterons d’être dispersés sur toute la surface de la terre. » Encore et encore, l’humain fait croire qu’il puisse exister par ses constructions, qu’il puisse vivre de la seule solidarité humaine.
L’intervention cassante de Dieu, qui « descend pour embrouiller le langage des humains, qu’ils ne se comprennent plus les uns les autres », se justifie donc par son refus que la personne humaine disparaisse derrière une entreprise technologique, derrière une société puissante, efficace, fonctionnelle, où toutes les vies sont tellement à égalité qu’elles sont identiques. Le récit de Babel est un bout d’évangile, une vraie bonne nouvelle : l’intervention de Dieu, qui détruit l’effort de solidarité humaine en s’opposant aux projets totalitaires des humains, sert à rétablir les fondements d’une société de la fraternité.
Pourtant, "fraternité" est aussi un mot sonore qui brille de tous ses feux. En République française, ce terme est auréolé de tous les prestiges et de toutes les gloires, mais il est d’une ambivalence extrême, qu’il faut interroger. La fraternité, selon la Bible, n’est pas un état naturel ou biologique, mais un projet de société solidaire que l’on peut identifier seulement par sa différence avec celui de Babel. La Bible ne connaît d’ailleurs quasiment que des frères biologiques qui sont brouillés : dans la Genèse, le récit de Caïn et Abel est le paradigme même de la violence que l’on voit aujourd’hui se déployer sous nos yeux dans la guerre d’agression russe.
La fraternité n’est pas un mot un peu plus noble pour la solidarité, qui, elle, serait sa déclinaison laïque pour ceux qui sont mal à l’aise avec le vocabulaire biblique. La fraternité, dans la perspective du récit de Babel, est diamétralement opposée à la solidarité, en ce qu’elle refuse de comprendre le lien aux autres comme simple satisfaction des besoins naturels, comme une solidarité qui permet à l’individu de répondre utilement à son instinct de conservation de l’espèce et de survie. Au symbole de la « tour de basse solidarité », le récit de Babel ouvre l’esprit du lecteur vers la perspective d’une haute fraternité, qui ne se construit pas avec une langue de calcul, sans tendresse et sans poésie, ni avec des briques de vie qui sont toutes identiques, et surtout pas dans l’idée de se faire un nom.
Cette vision de la fraternité que le récit de Babel dessine de manière indirecte est racontée dans une histoire juive hassidique :
Un jour, un rabbi demandait à ses disciples quand, à leur avis, la nuit était passée et le jour sur le point de revenir. Un des disciples répond : « Peut-être, lorsqu’on peut reconnaître à distance un animal et distinguer si c’est un mouton ou un chien ? » Un autre ajoute : « Peut-être lorsqu’on peut reconnaître à distance un arbre et distinguer si c’est un figuier ou un pêcher ? » - Et bien non, répond le rabbi. - « Alors quand ? », demandait un des disciples. - « Lorsque tu regardes le visage de tout humain et le reconnais comme ton frère. Aussi longtemps que tu ne réussis pas cela, la nuit n’est pas finie, peu importe l’heure. »
Reconnaître le visage de tout humain comme frère et sœur… et voici que le jour se lève sur la « tour de basse solidarité » de Babel et ouvre l’esprit vers la perspective d’une haute fraternité.
Cette fraternité, ou sororité, implique une action : reconnaître sa sœur, son frère. Sans cette activité, l’idée de solidarité risque de rester un slogan républicain ou philosophique sentimental et abstrait. Et contrairement à la liberté ou à l’égalité, la fraternité n’est pas un droit qui se revendique. C’est un devoir, une responsabilité personnelle avant d’être un projet collectif.
La reconnaissance de la sœur et du frère procède, dans la Bible, par le fait que le langage humain soit embrouillé, que les humains ne se comprennent pas immédiatement, qu’ils aient besoin de faire un effort de compréhension, et qu’ils soient ainsi dispersés « sur la terre entière ». En effet, ce que Dieu crée, sous nos yeux, dans le dernier verset de ce récit, c’est la diversité qui s’oppose à la toute tendance totalitaire.
Car reconnaître le visage de tout humain comme frère et sœur se cultive. C’est un état d’esprit, une force spirituelle qui déplace les frontières entre les humains et les communautés et dont le principe se trouve dans ce récit de la tour solidaire de Babel.
Dans la Bible, la contrepartie de la solidarité perdue à Babel est une fraternité qui se fonde sur le fait que l’humain n’est pas à l’origine de lui-même. Créé homme et femme à l’image de Dieu, l’humain est le fruit d’une parole créatrice qui n’a de sens et d’avenir que dans la relation à cette Parole.
Être sœur, être frère, c’est reconnaître en l’autre la présence de Dieu. Chacun.e est sanctuaire de Dieu, dépositaire de sa présence. Et le but de toute vie est de porter du fruit en relation avec Dieu, avec autrui et avec soi-même. Au sein de la société laïque, notre tâche, c’est de faire pencher la solidarité du côté de la fraternité au sens biblique.
La forme que prend la solidarité fraternelle par la conclusion du récit de Babel est une action, un projet qui ne construit pas une tour finalement assez basse, mais qui élève à une haute fraternité : reconnaître le visage de tout humain comme frère et sœur, c’est y reconnaître le Christ. Amen.
Commentaires