Penser la guerre ? (1)

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Penser la guerre ? (1)

# Prédications

Penser la guerre ? (1)



Prédication du 5e dimanche apr. la Trinité (17 juillet 2022) au Temple Neuf à Strasbourg — Pasteur Rudi Popp

La guerre est répugnante. Les images de désolation et de destruction, les récits des victimes de violences et de mort assomment. Personne n’a envie de parler de guerre, de nommer la guerre, de penser la guerre... sauf peut-être si l’on en est directement victime.

Jusqu’il y a quelques mois, nous avions l’habitude de parler de la guerre seulement comme une sorte de guerre lointaine et froide, faite d’opérations spéciales, souvent une guerre civile bien localisée, surtout des conflits portés aux armes au loin. En Europe, nous pensions l’idée d’une guerre chaude éradiquée. Les missiles et les chars à Strasbourg nous paraissaient bien rangés dans les casernes, pour en sortir seulement lors des défilés et des exercices dont les scénarios semblaient totalement abscons : quel ennemi allait venir combattre dans les Vosges ou en Forêt-Noire ?

Depuis bientôt 5 mois, depuis le 24 février, jour de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, quand des missiles sont tombés sur Kiev et des chars entrés à Boutcha, notre rapport à la guerre a changé, que nous le voulions ou non. La guerre chaude est de retour en Europe. Sauf à choisir d’ignorer la réalité politique, nous sommes contraints de penser la guerre.

Or la vie chrétienne n’invite-t-elle pas à penser plutôt la paix ? L’Évangile n’est-il pas justement une manière de parler de la paix pour ne plus jamais penser la guerre, les conflits, les affrontements ? Jésus ne disait-il pas « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés enfants de Dieu » ?

La lecture dans l’Évangile selon Matthieu présente un Jésus qui semble toutefois perspicace sur notre réalité sociale. « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive. Oui, je suis venu séparer l’homme de son père, la fille de sa mère, la belle-fille de sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa maison. »

De quelle paix s’agit-il ? Le mot paix, shalom, a en hébreu un sens très large. Il évoque certes le manque de conflit, mais aussi la santé, la prospérité, l’harmonie, le bonheur sur terre... ce qui ne correspond pas exactement, selon les versets qui précèdent, aux conditions de l’envoi des disciples qui seront livrés aux tribunaux, fouettés dans les synagogues, jugés devant des gouverneurs et des rois, livrés par leurs proches, détestés de tous et persécutés. En effet, la réalité sociale de la vie chrétienne a toujours compris l’affrontement : tantôt les chrétiens étaient du côté des victimes, tantôt du côté des bourreaux.

Le texte semble aussi accréditer l’hypothèse qu’Évangile et paix sociale ne font pas bon ménage, même et surtout à l’intérieur d’une famille. Le terme grec traduit ici par « glaive » désigne non pas une arme militaire, mais le couteau dont chacun pouvait se servir au quotidien. La première signification de ce verset pourrait se situer dans une lecture psychologique : pour que chaque être humain, chaque couple puisse exister et se réaliser singulièrement, séparé du risque de fusion mortifère avec sa famille d’origine ou d’adoption, il faut que le couteau fasse son travail de séparation, c’est-à-dire sépare l’enfant devenu adulte de ses parents et chaque membre du couple de sa famille d’origine. Et cela ne se fait pas sans douleur. C’est donc la question de l’altérité qui est ici en jeu, plus que celle de la guerre.

Toutefois, ce verset écarte aussi l’image du petit Jésus bien gentil en sucre d’orge. Il nous oblige à articuler le personnage d’un Jésus qui bénit la paix à la figure qui permet la séparation nécessaire, qui reconnaît que le conflit peut exister — et quand il existe, qu’il a besoin d’être tranché.

Cette tension invite à repenser la notion de paix : la paix

dont il est question dans les béatitudes ne fait pas l’économie d’une séparation, d’une coupure entre la logique du monde et celle du Royaume ; elle ne permet pas de troquer justice contre la tranquillité.

Il est des situations où il est nécessaire, où il est juste de parler de la guerre. C’est à ces instants que la grande question se pose : une guerre peut-elle être juste ? La question est celle du monde que nous voulons. Parce qu’à travers l’Évangile, nous avons la ferme conviction que le monde sera ce que nous en ferons. Les apocalypses de toute sorte qui se suivent depuis la nuit des temps ne doivent non pas nous accabler, mais nous persuader de notre liberté : il est possible d’agir. À l’encontre de l’idée fataliste que tout est joué, Jésus opposé la liberté où tout se joue maintenant.

« N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive, la séparation ».

Avons-nous rêvé de la mauvaise paix ? Celle qui rassure le portefeuille, blanchit les consciences, endort les scrupules ? Jésus nous inspire le courage de dénoncer la paix lorsqu’elle est injuste. Car la paix n’est pas une valeur en soi, elle n’est pas à préserver à n’importe quel prix.

Avant d’être une question de paix à réparer, la guerre dont nous sommes désormais témoins directs est un problème de justice. En préservant la victime face à la violence guerrière, on exerce la justice, et ainsi on prépare la paix, une autre paix.

Car il y a des paix injustes, qui n’exigent pas seulement qu’on s’indigne, mais qui réclament que justice soit faite, même par les armes. La guerre est alors une nécessité, et le silence ou l’indifférence une faute. La bonne morale n’est pas forcément dans le camp de la paix ; elle peut inciter à faire le choix de la guerre ! Car n’importe quelle paix, pour la seule raison qu’elle fait taire les armes, n’est pas acceptable.

J’ai grandi dans le pays qui a déclenché la Deuxième Guerre mondiale, qui a organisé la Shoah. Pouvez-vous imager ce que l’Allemagne, ce que la France, ce que l’Europe seraient devenue, s’il l’on avait fait la paix avec le régime nazi en 1941, en 1942, en 1943 ? Certains diraient — et disaient déjà à l’époque — que des millions de vies humaines auraient pu être épargnés. Or par ma propre vie, je suis reconnaissant que des soldats alliés ont pris les armes et ne les ont pas baissés avant que justice soit faite, avant qu’une paix juste soit rétablie.

Car la paix est injuste quand elle bafoue le bien de tous. Si l’on ne s’oppose pas à une telle paix, alors on laisse tout simplement la violence régner dans les deux camps : dans celui de l’envahisseur et dans celui qui le laisse faire. La paix peut être un crime tout comme peut l’être une guerre.

La théologienne strasbourgeoise Elisabeth Parmentier, qui enseigne à Genève, rêve, dans les colonnes du journal Réforme, d’une « déclaration européenne des Églises » pour dénoncer la fausse paix : la déclaration « dont je rêve, écrit-elle, ne devrait pas      immédiatement se réfugier dans une rhétorique de la paix. Ce serait oublier la souffrance des victimes. La paix a besoin de justice, et la justice exige la conversion. Pour que la haine et la rancœur ne s’installent pas pour des générations, les Églises auraient à rappeler le devoir de défense des victimes, non seulement par la solidarité...

Une déclaration forte, publique, signée par toutes les Églises chrétiennes, aurait à dire... qu’aucun monarque humain ne peut se proclamer « sauveur » — et encore moins « le » sauveur. Que personne ne peut être stigmatisé comme « antéchrist » à combattre. Qu’aucune Église ne peut se laisser instrumentaliser dans une guerre fratricide. Qu’aucune guerre ne saurait être dite « sainte » au nom du Dieu dont la sainteté est manifestée en Jésus-Christ. »

Heureux ceux qui ont faim et soif d’un monde juste, car ils seront comblés ! Amen.

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