La grâce de l'imagination

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La grâce de l'imagination

Prédication du 2e dim av. le Carême — Sexagésime (20 févr. 2022) à l’église St-Michel à Bischheim — Pasteur Rudi Popp

Sentez-vous la tension ? Oui, une tension est immédiatement apparue quand nous avons entendu nos deux lecteurs : d’abord, Jésus raconte une parabole pour éveiller notre imagination ; puis il en donne l’explication pour rendormir notre imagination. Il y a quelque chose qui ne va pas, non ?

La lecture dans l’évangile selon Luc pose donc deux questions assez différentes : Comment la parabole du Semeur peut nous parler, à moi, à toi ? Puis : pourquoi l’évangéliste Luc vient casser ce que la parabole nous aura dit, éventuellement, en nous livrant une explication officielle ?

Écoutons d’abord la parabole, à l’instar des foules autour de Jésus. Les auditeurs de Jésus savent ce qu’est un semeur : ils sont familiers des techniques et des risques de l’art agricole, jusqu’à subir la disette ou la famine quand elle n’aboutit pas. « Le semeur sème sa semence... », c’est aussi leur quotidien. Mais voilà qu’il se met à avoir un comportement singulier : il lance sa semence dans les ronces, sur les chemins et dans les endroits pierreux. Vu le prix du grain, ce n’est vraiment pas raisonnable, se disent-ils !

Qui est le semeur ? Les auditeurs s’interrogent certes, mais ils peuvent se reconnaître dans cet homme dont le travail n’est pas récompensé. Peut-être même leur est-il arrivé, à eux aussi, de voir leur semence mangée par les oiseaux, de voir leurs labours piétinés, de trouver qu’après avoir travaillé pendant des jours pour enlever les pierres de leur champ, il en restait toujours autant. Devant ces échecs, tout le monde peut imaginer le semeur fatigué, découragé. Parmi les auditeurs de Jésus, des hommes s’identifient à ce travailleur en échec.

Mais voilà qu’une partie de la semence rencontre une bonne terre et se met à avoir des rendements prodigieux : trente, soixante, cent fruits pour une seule graine. Si toutes les semences avaient cette qualité, cela ferait longtemps qu’on ne parlerait plus de famine ni de disette... à condition que la semence trouve la bonne terre.

Une bonne terre ? Les hommes écoutent la parabole et tout à coup ils réalisent que la question n’est pas : qui est ce semeur au comportement singulier ou quelle est cette semence au rendement si prodigieux ? La question devient : quelle terre reçoit la semence ? Elle se précise : quelle terre suis-je ? L’histoire ne parle plus de semailles, de rendements et d’agronomie, elle parle de ma terre. Elle parle des pierres qui encombrent mon jardin intérieur, les pierres de mes ressentiments et de mes amertumes. Elle parle des ronces qui envahissent mon cœur, des soucis qui me préoccupent, de ma difficulté à donner des racines profondes à ma foi.

Des hommes et des femmes sont venus jusque là pour entendre parler de Dieu, et Jésus leur a raconté une histoire de semeur. Mais progressivement, à ceux qui avaient des oreilles pour entendre, cette histoire leur a parlé de leur vie, de leurs échecs et de leurs désillusions, de leur peine et de leurs blessures. Elle leur a parlé de cailloux, de ronces et d’oiseaux de mauvais augure qui sont venus voler le fruit de leur travail. Au cœur des lourdeurs et des contradictions de leur vie, ils ont aussi entendu une parole d’espérance, celle d’une semence qui pouvait porter des fruits.

Mais comment puis-je entendre la parabole, moi ?

Cette parabole met l’accent à la fois sur l’initiative du semeur qui sort pour semer et sur le hasard qui accompagne son geste : il sème, mais ne prend pas la peine de choisir le terrain sur lequel il jette la semence. La germination de la semence est ainsi le résultat à la fois d’un geste volontaire, du hasard, et de l’appétit des oiseaux. Si le semeur sème d’une façon qui paraît aussi négligente, c’est que c’était la seule façon de faire. Prévoir où chaque graine allait tomber est impossible, et le semeur préfère renoncer à tout prévoir plutôt que de renoncer à semer. S’il avait voulu éliminer toute mauvaise surprise, il lui eût suffi de planter plutôt que de semer: dans ce cas le geste volontaire est toujours présent, mais le hasard est éliminé, c’est-à-dire perdu.

J’entends ici que Dieu a créé dans ma vie un devenir créateur, un processus, non des choses ou des objets. Il a créé le monde, mais ce monde est un champ ouvert. Dieu est Créateur de création. Quand le récit de la Genèse nous apprend qu’à l’homme fut confiée la tâche de nommer, elle dit très exactement à sa manière où l’homme s’intègre, « après Dieu », dans le processus créateur. Nommer, c’est achever de donner existence à ce qui est.

Spontanément nous opposons initiative divine (toute-puissance divine) et liberté humaine ; pour nous, c’est l’une ou l’autre. Dans la parabole, comme dans la Bible, on ne voit aucune contradiction à tenir ensemble les deux affirmations. L’initiative divine n’est pas incompatible avec la liberté humaine. Le semeur sème ; ensuite le hasard, l’initiative humaine, entrent en jeu pour continuer la culture. Car si Dieu avait tout dicté et disposé d’avance, au lieu d’ouvrir un espace d’autonomie, si Dieu avait fabriqué un fruit tout fait au lieu de créer une semence qui permet que l’autre devienne ce qu’il désire être, alors nous aurions dû être saisis par le découragement. Car si tout était fait, si tout était écrit, il n’y aurait plus rien eu à écrire ni à dire, cette terre n’aurait pas pu être domaine de l’imagination, avec ses risques et périls.

Venons-en à la deuxième partie de la lecture où Jésus semble donner une explication officielle de la parabole. S’il voulait que l’on comprenne exactement ce qu’il explique, pourquoi alors parle-t-il d’abord en paraboles ?

Avec notre expérience biblique et humaine, je crois savoir : Jésus parle en paraboles non pas pour que les gens ne comprennent pas mais pour qu’ils comprennent autrement. Le propre du langage en paraboles, c’est qu’il ne s’adresse pas à notre rationalité, à notre esprit hypothético-déductif et à notre logique, mais qu’il parle à notre imagination, à notre intimité, nos blessures, nos rêves, nos désirs. C’est peut-être pour cela que nous avons tant de mal à les prendre au sérieux. Nous les considérons trop souvent comme des artifices pédagogiques que Jésus utilise pour s’adresser aux enfants, alors qu’elles sont le joyau de son enseignement.

Car l’évangile ne relève pas d’une compréhension intellectuelle mais d’une conversion de toute une vie. Il n’est pas un sujet de dissertation mais l’annonce d’une grâce qui vient se poser au cœur de mon existence.

Mais alors pourquoi Jésus dit qu’il parle en paraboles, « pour les autres », qui ne sont pas ses disciples, « pour qu’ils voient sans voir et qu’ils entendent sans comprendre»?

Est-ce que cela signifie que l’enseignement de Jésus peut ouvrir les yeux et le cœur sur les mystères de la relation à l’Autre, comme il peut provoquer l’aveuglement et la sclérose ? Il est vrai que Jésus apporte à la fois la paix et la division ; les disciples seront tantôt bien accueillis, tantôt rejetés. Ces réactions opposées sont dues à la nature même de l’enseignement de Jésus, qui délivre en quelque sorte une information ouverte, à compléter par chacun.

Je crois que l’explication qui suit est la trace de ce que l’Église primitive autour de Luc a compris de la parabole. Vous pouvez l’entendre comme l’écho d’une prédication donnée au premier siècle à partir de la parabole.

Cette interprétation insiste sur l’importance de la qualité de la foi. Pour l’Église primitive, la foi comprise comme une disponibilité personnelle, une « bonne terre », revêtait une importance capitale. Nous préférons aujourd’hui nous rappeler que — plutôt que de fustiger ceux qui « n’ont pas la foi » ou qui n’appartiennent pas à une Église, — l’Évangile condamne en priorité ceux qui subordonnent les humains par leurs croyances et qui utilisent la Loi de Dieu comme règle de société ; ce sont eux qui piétinent le grain tombé au bord du chemin, eux les ronces qui étouffent le blé en herbe, ces experts de la Loi qui ainsi se condamnent eux-mêmes à rester experts de leurs acquis, et qui de ce fait ne parviennent qu’à créer un monde d’où toute imagination est absente, un monde mort où la relation de l’Homme à Dieu est une relation de nécessité.

Or, telle n’est pas vision de Jésus, conteur de paraboles ! Avec lui, l’évangile ne relève pas d’une compréhension intellectuelle mais d’une conversion de l’imagination. Il n’est pas un sujet imaginaire de dissertation mais l’annonce d’une grâce imaginative qui vient se poser au cœur de mon existence.

Amen !

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